vendredi 27 février 2009

De la peau sous les doigts

En à peine trois mois, j’ai changé trois fois de vie. Une première, j’ai quitté ma vie d’avant. Celle qu’on met un temps infini à quitter, parce qu’une sorte de lâcheté ordinaire s’est emparée de vous. Une deuxième, qu’on appellerait la nouvelle vie. Contre toute attente, dans cette vie-là, je fus méprisé au-delà de l’imaginable. Pas le choix donc, il m’a fallu quitter cette deuxième vie. Et aujourd’hui j’aborde une troisième vie. À mon âge, normalement, on devrait avoir bétonné ses arrières, s’être fait une raison, accepter son sort. En un mot, s’être installé dans une certitude. Or, me voilà plus disponible que jamais, ayant réglé le compte de mes vies précédentes. Deux décisions prises : deux départs. Peut-être même deux évasions.

Il y a plus de dix ans, j’ai écrit une pièce qui s’appelait « La Caresse », jouée, entre autres, par Catherine Mouchet. Très gros succès à l’époque (la Colline, le TNS, etc.). J’ai toujours été fasciné par la peau, et donc par les caresses. Qu’il est mystérieux ce geste de caresser un corps de femme. Et puis cette idée que les caresses, justement, s’évanouissent sur la peau. Qu’il n’en reste rien. Qu’elles sont toujours à réinventer. J’aime caresser des heures durant. Ce moment où l’on ressent la légèreté des doigts dans une courbe… Au fond, ce qui est beau dans les caresses, c’est qu’elles interrogent « l’insoutenable légèreté de l’être » pour reprendre le titre du roman de Kundera. Pourquoi est-ce que je repense à cette pièce ? Peut-être parce que je rêve de peau sous mes doigts.

Lu le très beau roman d’Olivier Adam : « Des vents contraires ». Une histoire bouleversante d’un père seul avec ses enfants. Il veut sauver le monde et lutte avec une infinie tendresse contre les menaces qui pèsent sur leur vie. C’est lumineux. Sa femme a disparu sans plus jamais faire signe. C’est un roman d’une fraternité bouleversante.

La saison 2009/2010 est prête. Puisse-t-elle plaire autant que la saison 2008/2009. Beaucoup de surprises. Des chocs esthétiques. Du répertoire. De grandes actrices. De la danse. De l’opéra. Et puis, peut-être en début de saison, un « Moi tout seul » ou un « Tout moi ». Oserais-je dire que depuis mes deux évasions j’ai des fourmis dans les jambes, et des palpitations dans le cœur. Présentation de saison le 25 mai.

Rien n’est plus mortel que les gens éternellement insatisfaits. Comme si rien ne valait rien et tout valait tout. Comme si ne pas choisir était une protection nécessaire. J’aime me satisfaire de ce qui est. J’aime décider que ce choix-là est le bon choix. Je me fous de savoir si j’ai raison ou tort. Je n’ai pas d’estime pour celui ou celle qui ne sait pas s’engager. Celui ou celle qui réfléchit constamment sur la nature des choses. Celui ou celle qui fait le pari que l’avenir pourrait être plus favorable. J’ai toujours pensé que l’avenir c’était maintenant.

Hier, première de « On purge bébé ! » de Feydeau. Mise en scène de Laurent Brethome. C’est du théâtre brut de décoffrage. Feydeau repoussé dans les cordes, et renvoyé au milieu du rang des conventions bourgeoises. C’est pas du théâtre léché (ni lèche-cul). C’est du théâtre « à l’arrache ». Et le public a fait un vrai succès à ce Feydeau pas joli à regarder, ni agréable à digérer (pour cause de purge), mais salutaire à recevoir en pleine figure.

90.000 chômeurs de plus en janvier. Ce chiffre ne cesse de m’obséder. C’est un peuple qui, mois après mois, se forme. Le peuple des chômeurs de France. Je pense à la chanson de Reggiani « Les Loups ». Ça dit à peu près ça, autant que je m’en souvienne : « Les loups ! Les loups sont entrés dans Paris… De par ici, de par Ivry… » etc. Chanson prémonitoire s’il en est… Est-ce qu’il n’est pas temps d’inventer un gouvernement d’union nationale ? J’ai entendu Ségolène Royal être favorable à cette idée. Pour une fois je lui donne entièrement raison. Dépassons les clivages politiques, et ne laissons pas se former le peuple de la désespérance…

Mercredi soir, nuit blanche. À 4h du matin S.O.S. médecin. C’est qu’une peur soudaine m’était tombée dessus. Et si c’était la peur de ne pas être à la hauteur ? À la hauteur de quoi ? Le médecin en question était, par le plus grand des hasards, spectateur assidu de la Croix-Rousse. En partant (sans rien avoir décelé), il m’a dit : « J’aimerais bien être à votre place ». J’avoue qu’après je n’ai pas pu m’endormir. Qu’est-ce qu’il avait voulu dire par là ? Il faut que je le rappelle d’urgence pour lui demander des explications…

Demain matin, samedi, séance de travail extrêmement décisive à la Croix-Rousse. Toutes les têtes pensantes du Ministère seront là. J’apporterai des viennoiseries et du jus d’orange. Sera-ce suffisant pour qu’elles (les têtes) pensent juste ? That is the question ! (On y revient !)

Il y a longtemps, sur le blog, j’évoquais ce mot merveilleux de « blotissement ». Il y a un autre mot que j’adore, c’est « la délicatesse ». Ce mot est secret comme un chat. Aérien comme un souffle. Profond comme le centre de la terre. Il est à manier avec des gants. Blancs de préférence. Il fait peur parce que d’une fragilité extrême. Il se casse au moindre coup de colère, à la moindre injustice. Il ne supporte pas l’égoïsme auquel cas, il renonce immédiatement. Il est comme un signe indien. Comme un frisson inconnu. « La délicatesse » est une aventure à tenter sans attendre.

Philippe Faure

mardi 24 février 2009

Retour au blog

Long silence du blog (plusieurs semaines : 6).
Et pourtant, je n’étais pas mort.
J’étais comme absent de moi-même ?
J’étais dans l’absence de l’autre.
Et c’est le genre d’attente qui vous mine de l’intérieur. On se dit que l’autre est dans la même souffrance, que du coup il y a une sorte d’équilibre dans ce temps terrible de l’absence. Mais pas du tout. L’autre vit sa vie et se jette dans des bras disponibles. C’est une autre manière de passer le temps ! Au fond, chacun fait ce qu’il veut de son temps libre. Quand je pense que certains prétendent que le couple n’est pas un modèle de démocratie !
Mais pourquoi diable aime-t-on toujours celle qui ne vous aime pas ?
C’est si simple et si doux d’aimer celle qui vous aime ?
Voilà bien une question dérangeante.
La plupart du temps, on s’obstine douloureusement. Peut-être a-t-on l’impression que l’amour se conquiert, alors qu’évidemment il se donne.
Reprenons donc nos esprits, et soyons attentifs à celle qui a envie de vous aimer. C’est ce désir qui rend amoureux. Puisque tout naturellement nous n’existons que dans le regard de l’autre. S’il n’y a plus de regard posé sur nous, nous sommes tout juste bons à jeter aux oubliettes, ou alors à s’inventer une vie de célibataire. En un mot, à décider que l’on se suffit à soi-même. J’ai toujours pensé qu’être amoureux est le sens de la vie. Parfois il convient d’admettre que l’autre vous regarde de travers. Alors il faut prendre ses jambes à son cou et s’enfuir dans la tendresse de celle qui n’existe pas encore et qui n’existera que lorsque vous serez-là !

Un très haut fonctionnaire du Ministère de la Culture me dit à propos d’une promesse de l’Etat : « Promesse ne veut pas dire engagement. » Je n’ai pas pu m’empêcher de lui rétorquer que du coup il n’était pas étonnant d’en être là où nous en sommes en France.

La fin de semaine risque d’être décisive quant à l’avenir de la Croix-Rousse. Il n’est pas encore temps de rentrer dans les détails. Toujours est-il qu’une certaine tension règne (j’y reviens vite).

Hier, première de La Douleur. Blanc. Duras. Chéreau. Salle prise d’assaut. Triomphe absolu. Salle debout. Applaudissements quasi frénétiques. Dominique Blanc est une femme merveilleusement douce. J’ai été frappé par la façon qu’elle a de beaucoup vous remercier comme toujours consciente que nous ne sommes rien les uns sans les autres. Son interprétation du texte de Duras est délicate, sobre, tout juste grave, pleine d’innocence, d’une profondeur jamais appuyée. Son art est juste en équilibre entre la réalité et l’imaginaire. C’est beau et humble. C’est d’une humanité discrète.

Je lis une longue interview d’Emmanuelle Seigner. Belle actrice (que j’adore) qui parle de son couple avec Roman Polanski. Elle dit : « Roman Polanski vous aime même si vous êtes vieille et moche. C’est chouette la longue route. » (Ils sont mariés depuis 20 ans.) À propos de ces 20 ans de mariage, elle dit : « Au bout de si longtemps ça devient bien. »

Il y a la brutalité des temps.
Aujourd’hui, il y avait l’éclaircie de mes filles. Tous les trois, Marie (10 ans), Marline (8 ans) et moi, avons cédé à ce moment délicieux où je les habille. L’une me tient la main. L’autre s’accroche à mon bras. Et nous voilà dans un grand magasin à la mode. Elles rient, elles s’amusent de notre trio infernal. Elles sont heureuses que je sois là au milieu d’elles. Depuis plusieurs semaines, je ne partage plus leur quotidien. Alors, cet après-midi, c’est une sorte d’échappée belle. Nous décidons qu’aujourd’hui je ne chercherai pas à influencer leurs choix. Elles s’habilleront comme elles le désirent. Quel bonheur, quelle chance que de pouvoir leur faire plaisir ! Les voilà virevoltantes devant les rayonnages du magasin. Elles s’échappent, reviennent, disparaissent, elles sont partout à la fois. Marline est attirée par tout ce qui a des couleurs vives. Marie avec son mètre cinquante-cinq s’aventure vers tout ce qui peut la rendre femme. Elle est coquette, séductrice, un peu canaille. L’une et l’autre sont amoureuses de la vie, et moi je suis un père amoureux. Les vendeuses s’extasient devant leur joie de vivre. C’est un peu épique ! les essayages sont relativement délirants. Une maman me félicite de mon calme. Une très jolie maman d’ailleurs !... Je tente de contrôler leur frénésie et, par là même, la situation. Les choix s’additionnent. Peu à peu, elles se transforment sous mes yeux. Ce ne sont pas des petites princesses, mais des filles bien dans leur peau. Je remarque leurs yeux rieurs. Elles se collent régulièrement à moi. Elles égrènent des « Papa » étonnés et infiniment tendres. Nous sommes les rois du monde. Je ne cesse de les regarder. Il y a chez elles le goût de vivre, d’être attentives. Et puis on passe à la caisse. Marline est encore trop petite pour atteindre le comptoir. D’un bond, elle saute sur la banque. Marie affole ses cheveux. Elle sort de chez le coiffeur. Nous avons acheté une dizaine de vêtements. Elles me remercient. Au retour, nous parlons beaucoup. Je leur explique. Les sujets se mélangent. Elles s’étonnent de tout, sont d’une curiosité insatiable. Elles veulent tout savoir. Me racontent leurs petites histoires. J’ai l’impression que nous ne touchons plus terre. Nous nous envolons peu à peu. Nous sommes au-dessus du monde. Leur légèreté est bénie. Je suis béni. C’est décidé, dimanche, je les emmène au cinéma. Et les voilà qui me disent qu’elles m’aiment. Je n’en reviens pas. À ce rythme-là, nous volons jusqu’à Fourvière sans coup férir.

Infiniment heureux d’avoir repris la parole sur mon blog. Aujourd’hui beaucoup de confidences personnelles. Quasi intimes.
Je sais bien que toute cette fragilité dévoilée peut surprendre, décontenancer. C’est que cette fragilité-là, d’une certaine façon, m’a beaucoup trahi.
Alors pourquoi ne pas l’assumer au grand jour. Ils me font rire, ceux qui m’accusent de faire sans cesse de l’autosatisfaction, d’être amoureux de moi-même, d’être nombriliste, d’une prétention indécente. Ceux-là, qu’ils viennent faire un tour dans ma vie privée comme on dit ! Ils auront la surprise de constater que je pleure plus souvent qu’à mon tour… Mais aujourd’hui, j’ai décidé de ne plus pleurer. Je veux être un homme libre, et si la chance s’y met : amoureux. Il n’y a pas de plus grande chance au monde que d’être aimé ! Enfin, on n’est plus seul avec soi-même. Comme délivré…

Comme ils ont raison ceux qui disent : « Faure est un grand sentimental. » Ils le disent parfois avec ironie, parfois avec tendresse ou étonnement. Parfois même avec respect. Toujours est-il qu’ils ont raison dans tous les cas de figure : J’assume, comme j’assume d’être un homme de théâtre.

Philippe Faure