jeudi 28 mai 2009

La nouvelle saison

Ce 25 mai, lancement de la nouvelle saison. Temps magnifique. Un monde fou.
Décidément, il va nous falloir doubler, tripler ces présentations. Trop de gens ne peuvent entrer à l’intérieur du théâtre. Colère légitime de tous ceux refoulés.
Inauguration du jeu de boules derrière le théâtre comme salle de bal. On eut dit le décor d’un film de Jacques Becker.
Comment dire ? J’ai ressenti, et toute l’équipe avec moi, tout au long de la soirée comme une joyeuse vibration, une sorte de ferveur amicale. L’émotion d’être ensemble. Tous ensemble. Le ravissement d’en être conscient. Physiquement. Ce sentiment d’appartenir à une aventure. Rien de banal donc. Une douce fierté. Peut-être est-ce là notre plus grande réussite. Chacun est fier de venir dans notre théâtre. La fantaisie, les facéties faisant bon mariage avec les propositions les plus risquées, les plus ambitieuses. La fierté d’être toujours humble devant cet art si précaire et si mystérieux, toujours réinventé qu’est le théâtre. Il n’est pas question ici de tout savoir, d’être dans la vérité, de donner des leçons, de prétention. Il est question de s’abandonner à des visions qui toutes à leur manière excitent nos regards et notre imagination, ravivent notre désir, redonnent confiance.

À la suite d’une intervention chirurgicale assez ordinaire, une douleur s’est installée dans mon corps pendant près d’une quinzaine de jours. Une douleur parfois insurmontable que même la morphine ne parvenait pas à calmer. Lorsque la douleur est en soi, plus rien n’existe : la douleur exige que tous nos sens se rejoignent dans la même souffrance. Il n’y a plus de marge de manœuvre possible.
Plus de respiration possible autre que la crispation des muscles et des nerfs.
La douleur nous enferme dans une solitude infranchissable.
J’ai vu beaucoup de gens souffrir autour de moi de cette douleur tenace et profonde.
Ai-je assez su poser ma main sur leur corps tétanisé ? Au fond, le plus grand ennemi de la douleur, c’est la caresse de celui ou de celle qui est à vos côtés. Peut-être parce que la caresse est encore plus insondable que la douleur.

Je me dis que si Planchon, là où il est, entend ce que certains hypocrites disent de lui aujourd’hui, il doit avoir une furieuse envie de ressusciter pour rétablir la vérité.
Le problème c’est que l’on ne ressuscite pas alors les hypocrites s’en donnent à cœur joie. Pauvre monde !
« L’artiste est quelqu’un qui ne devient artiste que là où sa main tremble, c’est à dire là où il ne sait pas au fond ce qui va arriver, ou ce qui va arriver lui est dicté par l’autre. » Jacques Derrida

Je travaille sur ma prochaine création Maman, j’ai peur dans le noir. Je rêve que ce solo soit drôle et intime. Les deux mots sont par la force des choses contradictoires. L’intimité de chacun, il faut bien le reconnaître est rarement drôle. C’est que s’y retrouvent toutes nos secrètes blessures, nos insuffisances chroniques, nos peurs enfantines, notre terreur de l’abandon, notre maladresse. L’exploration de cet endroit de nous-mêmes est à haut risque. Les effondrements peuvent s’y révéler meurtriers. Alors ? Comment faire ? Peut-être faut-il s’en tenir aux détails, dans ce qu’ils ont de plus pittoresque. Ces petits moments, ces petites choses, ces souvenirs anodins qui nous ont construits et qui au fond sont communs à tout le monde. Ce qui devient drôle alors c’est que nous nous ressemblons tous. Nous nous croyons uniques et puis soudain nous découvrons que nous sommes ordinaires. Est-ce que dire qu’être ordinaire prête à ordinaire ? Sans doute, puisque le ridicule n’est pas loin…

"…Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,
sombre peuple, les mots vont et viennent en nous ;
les mots sont les passants mystérieux de l’âme."
Victor Hugo

En ce moment à La Croix-Rousse : le Cirque Hirsute.
Sans doute l’un des plus beaux spectacles accueillis à La Croix-Rousse.
C’est chaplinesque, d’une virtuosité incroyable, avec des prises de risque stupéfiantes. C’est léger ; l’air de rien ! C’est sur la pointe des pieds.
C’est fait de détails drolatiques et judicieux. C’est gai et profond. C’est du trapèze comme on en n’a jamais vu.
On a peur et on se lève soudain, saisi d’une joie bondissante.

Philippe Faure

jeudi 14 mai 2009

Dieu le père

Planchon est mort.
J’ai inlassablement recherché son contact.
Il y a quelques années (une dizaine) je lui ai proposé d’écrire un livre sur sa vie.
Une sorte d’autobiographie subjective et personnelle. Il m’avait donné son accord.
Aussi l’ai-je interviewé une quinzaine de fois pendant deux heures à chaque rendez-vous. J’ai amassé beaucoup de confidences. Je lui ai posé toutes sortes de questions, des plus naïves aux plus personnelles. Ces rencontres furent comme une drogue.

J’aimais cet homme, au sourire si coupant, aux yeux si perçants, à la tête si énorme.
Jamais il ne se laissait aller à la moindre émotion, et quand mes questions allaient de ce côté-ci il se brusquait, se fermait. Décidait : « Philippe, soyez un peu sérieux !… »

Je n’ai pas écrit le livre. Je l’ai commencé et fini, manque le milieu.

Quand j’ai pris la direction de La Croix-Rousse je n’ai eu de cesse de provoquer une création de Planchon ici. Quatre années de suite nous nous sommes rencontrés pour mettre sur pied un projet. Je lui proposais de mettre en scène un spectacle uniquement avec de jeunes acteurs, quasiment sans décor. Plateau Nu. Je rêvais de retrouver le Planchon des débuts. Le saltimbanque, le fantaisiste, celui qui en construisant d’humbles palissades de bois peut réinventer Shakespeare mieux que personne. À chaque fois il me donnait son accord, puis quelques jours plus tard changeait d’avis et me proposait une de ces productions "Planchoniennes" lourdes et déjà vues.

Je refusais évidemment. Je voulais le Planchon libéré des années du TNP. Du coup, nous ne fîmes rien ensemble. Nous nous téléphonions régulièrement. Une fois un projet a failli se faire. J’avais décidé d’organiser la tournée. Aucune des grandes maisons de théâtre ne désirait accueillir Planchon. Je me suis heurté à des refus systématiques : "Trop vieux !", "Dépassé !", "Inutile !", "Insupportable !", etc…

Après son éviction impitoyable du TNP, Planchon a beaucoup souffert. Il a été maltraité malgré les arrangements de dernière minute. Il était comme un éléphant blessé qui ne sait pas pleurer. Sa solitude fut grande. Peu de mains se sont tendues. Il a retenu sa colère, il a accepté de ne plus "être à l’ordre du jour". Malgré tout, il a cherché le théâtre partout où il pouvait s’inventer. Que de lectures de ses pièces n’a-t-il pas fait ! Il est redevenu l’humble paysan de son Ardèche natale. Rude à l’épreuve. Digne aux chagrins. Conscient que la gratitude n’est plus de ce monde. Comme il m’a ébloui cet homme même pas voûté, aux épaules encore énergiques, si pressé de tout, si impatient de l’avenir, si peu ému par le passé. Je l’ai aimé comme un père, comme un frère. Devant ce bloc on ne pouvait qu’avoir le vertige.
Si seulement tous ceux qui l’ont méprisé, abandonné pouvaient se taire aujourd’hui, ne rendant que des hommages délirants d’hypocrisie.

C’était un monstre. Une sorte de Michel Simon. Je n’en reviens pas que son cœur ait lâché. Lui, l’infatigable travailleur des jours et des nuits.

Je bénis le ciel de toutes ces heures passées avec lui. J’étais devant Dieu le père. Il n’y a pas d’autres mots !

Philippe Faure