dimanche 20 décembre 2009

Entre Molière et le Père Noël


La Neige. La Place Joannès Ambre est blanche. Aujourd'hui, deux représentations de La Vie devant soi, 15 heures et 20 heures. Complet. Le spectacle reçoit un accueil extraordinaire. En arrivant au théâtre, je suis allé saluer les comédiens. Myriam Boyer (qui tourne en ce moment le nouveau film de Bertrand Blier) est épanouie. Sur son visage, un sourire gourmand. Chez elle, la générosité est plus qu'un don, c'est un frémissement. On dira donc qu'elle est une femme frémissante. Le spectacle est chez nous jusqu'au 3 janvier. Il faut absolument partager ce moment de grâce. On se sent tellement plus léger après.

Sans doute est-ce la dernière fois que j'écris sur ce blog avant le début d'année 2010. C'est que le rythme ici est intense. La période est tumultueuse.

Dernier avatar : les costumes et le décor du Malade imaginaire (reprise à partir du 11 janvier 2010 à la Maison de la Danse) attendaient très sagement, rangés dans les Ateliers de la Ville de Lyon, de reprendre du service. Or des travaux nécessaires (remplacement de lourdes portes coupe-feu) se sont révélés catastrophiques. En effet, à l'intérieur de ces lourdes portes, de l'amiante. Celle-ci s'est échappée (aucune précaution n'ayant été prise) et a envahi tous les décors et caisses aux alentours. Sont concernés par ce drame (car c'en est un) l'Opéra de Lyon, le Théâtre des Célestins, le Théâtre de Lyon et La Croix-Rousse. Plus rien n'est utilisable, tout doit être décontaminé (laborieuse opération). Mais avant, la Ville de Lyon doit se retourner contre l'entreprise responsable, qui elle même avait eu recours à un sous-traitant. C'est donc un combat d'assurances qui commence. Toujours est-il que toutes les institutions citées plus haut doivent refaire construire les décors et les costumes des productions en cours et en tournée, dans l'urgence. Ce qui est le cas du Malade imaginaire.

La période des fêtes n'est évidemment guère favorable à ce genre d'exploit. Nous avons tout de même réussi à convaincre un atelier de décor de refaire celui du Malade en une petite dizaine de jours. Par contre, impossible de refaire les costumes (une vingtaine), tous les ateliers envisageables fermant pendant cette période. Après beaucoup d'hésitations (par exemple locations de costumes du siècle de Molière, mais qui évidemment n'auraient pas la folie de ceux dessinés par Alain Batifoulier, annulation pure et simple du spectacle) j'ai décidé que nous jouerions Le Malade en costumes de ville. Le théâtre est un art vivant, il doit s'adapter à toutes les situations. Ce qui compte, c'est la fidélité au texte, l'humeur Molièresque. Evidemment, le public va être extrêmement surpris de ce parti-pris de dernière minute (nous l'informerons en détail dans le programme de salle). Voilà une aventure excitante (indépendante de notre volonté) qui s'offre à nous. Rendez-vous le 11 janvier.

Un chorégraphe, Pierre Deloche (56 ans) vient de se suicider. Je le connaissais de loin, mais il se trouve qu'il était venu voir mon spectacle de début de saison Maman j'ai peur dans le noir (il n'était pas un habitué de notre maison). Plusieurs jours après, il m'avait adressé un drôle de paquet soigneusement enveloppé et ficelé : une boîte d'allumettes familiale sur laquelle il avait écrit des sortes de tags mystérieux et à l'intérieur du coton, et des petits rubans. Ce cadeau était accompagné d'un seul petit mot : "Touché au cœur". J'avais été très surpris par ce signe ma foi assez secret. Je lui avais répondu et témoigné ma tendresse pour ce geste. On me dit qu'il souffrait affreusement de ne pas être reconnu à sa juste place dans le milieu de la danse. Il en va ainsi des artistes. Souvent, ils sont ignorés et plus le temps passe, plus cette ignorance est douloureuse. Car un artiste ne se résigne pas. Il y a dans nos métiers une grande part d'injustice. J'ai envie de dire que dans ces moments-là, il faut rester calme et ne pas perdre confiance. Jamais. L'important est de faire. Même sans moyen, il faut faire ! Pendant 20 ans de ma vie, j'ai fait sans argent et sans soutien. J'ai "fait" contre les autres parfois (ceux qui n'avaient pas envie que j'existe). Cette solitude ne m'a guère déstabilisé. Je suis un roc lorsqu'il s'agit du théâtre. Certes un roc qui doute tout le temps, mais un roc quand même. Sans doute n'ai-je pas eu conscience que ce petit cadeau de Deloche était un signe. J'ai écrit une pièce sur le suicide, Le Petit Silence d'Elisabeth, créée il y a plus de 10 ans au Théâtre National de Strasbourg. J'y racontais justement cette "absence de signe" mise à part un "petit silence". Mais il faut être diablement attentif pour l'interpréter comme un signe qui fait que l'autre est déjà parti dans sa tête.

Vu deux films. Neuilly sa mère et La première étoile. Deux films qui m'ont fait rire et pleurer (surtout le second). Deux films formidablement humains qui décidément donnent envie d'aimer la différence, non seulement de l'aimer mais de la vivre comme une chance.

Vu un long portrait de Michel Bouquet sur la 5 dans la série Empreintes. J'ai eu la chance de passer beaucoup de temps en sa compagnie car j'avais adapté pour lui un roman de Kawabata, Le Maître de Go. Ce fut un gros succès. Lyon, Paris et longue tournée ensuite. J'ai été très proche de lui. Nous marchions dans les rues. Il me tenait par le bras (bras dessus, bras dessous) et me récitait tout Molière, Labiche, Shakespeare, Racine. Il s'était brouillé avec le metteur en scène du spectacle et c'était moi qui avais la responsabilité d'être "l'œil extérieur". Que de souvenirs ensemble. J'adorais, car il m'appelait toujours (de sa voix profonde et enfantine) "mon petit Philippe". Ca me rassurait et m'émerveillait. Pendant la tournée, nous voyagions en car. Lui et sa femme Juliette devant et tous les autres derrière. Il fut un interprète génial chez Chabrol. Lorsque je le recroise, une vraie affection nous jette dans les bras l'un de l'autre. Je dirais que Michel Bouquet est un enfant dantesque (il me fait penser au personnage de Vitrac, Victor ou les enfants au pouvoir). Il est ce Victor qui balance des vérités, comme on tire au pigeon. Méfiance. Bouquet est un guerrier. Mais son génie c'est de le dissimuler dans un dandinement de vieillard (Dandinement que je lui ai volé, puisque je "dandine" tous mes rôles. J'assume complètement ce vol).

Je lis beaucoup d'articles sur l'hospitalisation de Johnny Halliday et je tombe sur un long portrait de sa femme Laeticia. Elle est toute la journée près de lui. Du matin au soir. Il y est dit qu'elle est une amie attentive, épicurienne, une maman très présente, marraine de l'UNICEF. Il y est dit qu'avec Johnny, ils s'aident mutuellement, l'un rassurant l'autre. Qu'elle est patiente. Ils ont adopté deux enfants. Enfin, qu'elle a sauvé Johnny lorsque se tordant de douleur elle l'a emmené immédiatement à l'hôpital. Quelques heures plus tard (3 tout au plus), il eut été mort. Quelqu'un à propos d'elle dit : "c'est une chic fille". Cette définition est magnifique. Elle dit tout de la fidélité, du naturel, de l'intelligence, de la beauté d'une femme. Vivent les chics filles et vive Laeticia.

Certains se moqueront sans doute en lisant ce passage du blog : "Il passe de Laeticia Halliday à Michel Bouquet, de Molière à La première étoile et à Neuilly sa mère, de Myriam Boyer aux chics filles", et sans doute est-ce le cas dans tous les billets que j'écris dans ce blog. Presque toujours mes pensées sont empreintes de tendresse. J'aime tellement ceux qui inspirent de la tendresse. Je ne cesse dans les actes de ma vie de délivrer toute la tendresse qui est en moi. J'aime être tendre. C'est gai et velouté. C'est une empreinte qui frôle, une main qui se pose. C'est l'abandon du moment, la suavité de l'attente. Sans tendresse, nous risquons de mourir à petit feu et quoi de plus con que de mourir.

Enfin, 2009 s'achève. Ce fut une année extrêmement éprouvante (à titre personnel). Mais ne revenons pas sur le passé (immédiat), ça n'a aucun intérêt. Intéressons-nous au jour qui vient à travers un brouillard de neige, à travers les oreillers blancs du Malade imaginaire. Intéressons-nous surtout à ce que nous pouvons faire de bien et prenons les résolutions adéquates. Tant pis pour ceux qui pourraient juger cela naïf. J'aime aussi la naïveté. Elle ne ment pas. Elle n'est pas une menteuse, la naïveté. Elle est la petite sœur de la tendresse.

Chaque fois que j'arrive au Théâtre de la Croix-Rousse, j'admire ce bâtiment. Il est imposant. Finalement, d'une architecture très simple. Aucune sophistication. Au fond, il est dans l'esprit de celui qui a décidé de le faire bâtir. Populaire. Il a été créé pour le peuple. Les canuts, les tisseurs, tous ces petits métiers d'autrefois, écrasés par le progrès et la concurrence internationale. Il est, selon l'expression consacrée, une "maison du peuple". Jour après jour, dans toutes les décisions que je prends, dans tous mes actes, j'essaye de ne pas trahir le peuple (dont ma famille fait partie). J'essaye d'inventer un dialogue entre la maison et lui. Un dialogue qui serait très intime. Pas de discours. Pas de grandes déclarations. Mais le souci d'être à la portée de tous sans faiblir sur la mission : celle de donner à entendre des "plus grands que nous", des qui inventent des horizons, mais ne dédaignent pas le détail de nos vies. Car nos vies sont ainsi : petites. Une fois que l'on a accepté cette réalité, on peut travailler à être utile.

Utile est un mot que j'aime. C'est une chanson de Julien Clerc très belle : « être utile à vivre et à aimer ».

Pourquoi parler de ce Théâtre de la Croix-Rousse aujourd'hui et ainsi? Peut-être pour réaliser que je ne m'habitue pas à le diriger. Chaque jour la même effervescence s'empare de moi. J'ai conscience que ce rôle là de "passeur", "d'interlocuteur", "d'artiste libre" se mérite. Ce n'est pas un dû. Aussi, je m'efforce (parfois à la limite de mes forces) de le mériter ce rôle. Je m'efforce d'être simplement UTILE (à vivre et à aimer).

Reprise à partir du mardi 22 décembre à La Croix-Rousse de La Petite Fille aux allumettes, création qui finit là une belle tournée lors de ce dernier trimestre. Partout où nous avons joué, ce spectacle a obtenu un franc succès. Avec le recul (et les différents raccords que j'ai effectué tout au long de ces derniers mois) c'est vraiment une création dont je suis très fier. Je suis même impressionné par la beauté des images. Grâce soit rendue à Alain Batifoulier (décor et costumes) et David Debrinay (lumières). Certains ont été déroutés par le principe d'adaptation du conte d'Andersen, où au milieu de La Petite Fille aux allumettes s'invitent une vingtaine d'autres contes. Il me semble pourtant que c'est ce qui fait la force du spectacle : proposer l'esthétique littéraire et morale d'Andersen dans une même vision.

À ce propos, tous les soirs après le spectacle, j'occuperai dans le hall le rôle du Père Noël. Au sens propre, avec distribution de papillotes. "Il faut ce qui faut" comme on dit vulgairement. Et puis, j'ai déjà occupé ce rôle du Père Noël lors d'une présentation de saison il y a deux ans. J'interpellais ce jour-là vivement et ironiquement Madame Christine Albanel, ancien ministre de la Culture. D'ailleurs la scène lui avait été rapportée (dénoncée) et son cabinet m'avait téléphoné d'urgence, de peur que ce Père Noël de circonstance et improvisé ne provoqua une crise.
À propos de déguisement, j'ai toujours adoré me travestir souvent dans des postures pas loin du ridicule… J'ai donc été Père Noël, petit rat de l'opéra, trapéziste, clown, et bien d'autres énergumènes. Ca ne fait pas très "service public", d'ailleurs bon nombre de mes camarades se scandalisent d'une telle désinvolture, ironisent et condamnent. Or, et je l'ai souvent dit, écrit et expérimenté, le ridicule est le passage obligé pour toucher à l'âme. L'autre nuit, je regardais un long documentaire sur Charlie Chaplin. Le ridicule de Charlot nous fait basculer, nous spectateurs, dans l'absolue simplicité et fragilité de notre condition (malheureuse) d'être humain.

Ce dimanche, fin d'une très longue journée. Le Maire de Lyon et son épouse sont spectateurs de La Vie devant soi. Je les emmène dans la loge de Myriam Boyer. Elle a soutenu Collomb lors de la dernière élection municipale. Il est question de Clovis Cornillac, de l'OL, du débat sur l'identité nationale…

J'en finis de ce très, très long billet (qui est en fait un feuilleton). Je vous souhaite une bonne santé. C'est quand même le plus important. D'être aimé et vous même de ne pas avoir peur d'aimer. Méfions-nous comme de la peste de nos vilains démons. Soyons neufs et libres. Et promettons-nous d'être fraternels.
C'est donc fraternellement que je vous embrasse. On se retrouve la première semaine de janvier et rendez-vous à la Maison de la Danse avec Argan le 11 janvier.

Philippe Faure


PS : À la suite, le texte que j'ai écrit pour le programme de salle de La Vie devant soi. Il est un juste état des lieux de notre maison de théâtre.


Vous êtes au théâtre de la Croix-Rousse.
Un théâtre très fréquenté (plus de 10 000 abonnés).
Un théâtre qui ose : dernièrement, Woyzeck et Le Cabinet du Dr Narcotique de Büchner et Philippe Vincent.
Un théâtre qui aime admirer la singularité ; ici Myriam Boyer.
Qui tient à ses classiques ; encore et toujours Le Malade imaginaire, mais aussi Racine et la trilogie invraisemblable de Jean-Marc Avocat.
Qui invente son répertoire.
Ici, les reprises de spectacles ne sont pas considérées comme des reprises mais comme des preuves d’amour. Il en va aussi d’On ne badine pas avec l’amour (4e saison).
Souvent des poètes s’y frayent un passage – lumineux – Pippo Delbono, Charles Juliet, Aragon.
Des acteurs, actrices y sont comme chez eux. Ce fut le cas avec Fabrice Luchini, Philippe Noiret, Jean Rochefort, bientôt Romane Bohringer.
Nous ne programmons pas des saisons, nous invitons des personnalités qui nous touchent, qui entrent en fraternité.
Nous sommes conscients de la chance que nous avons : être responsables d’un état d’esprit. Et cet état d’esprit, c’est que chacun se sente accueilli, désiré : public artistes.
Nous n’économisons pas nos élans, nos admirations, nos convictions.
Ici le verbe résonne. D’abord le verbe. Un verbe qui ne fuit pas ses devoirs : dire le monde !
Et puis les acteurs innombrables qui s’engagent dans des projets, des œuvres.
Nous considérons que le théâtre est un artisanat, que chaque acte qui s’y rapporte doit avoir sa vérité, son évidence, parfois même sa gravité.
Car animer un théâtre comme le nôtre n’est pas un acte innocent : c’est croire que tout est possible, qu’ensemble nous aurons la force et le courage d’être un peu moins seuls, un peu moins malheureux. En un mot, d’être vivants.

Philippe Faure

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